L'HISTOIRE D'UN HONNETE CITOYEN
(l’écho des souvenirs vivaces)
Par dr Mohamed Sellam
Professeur d’Université
C'était un jour de septembre 84. Je traversais la médina de ma ville natale, lorsque l'idée me vint de passer chez un marchand d'étoffes de ma connaissance.Je pénétre dans la boutique; il me salue avec ardeur tout en me posant des questions hâtives sur l'état de ma santé, je lui réponds que tout va à merveille. Il me présente aussitôt un lot de tissu qu'il affirme être de la meilleure qualité et que, étant donné son prix raisonnable, il m'invite d'en prendre quelques mètres pour en faire deux costumes. Je lui déclare illico que ma bourse ne me permet pas pour le moment de m'offrir un tel plaisir, et que, bien que son tissu soit de qualité et que son prix soit relativement de beaucoup inférieur à celui pratiqué ailleurs, je m'excuse de devoir décliner son offre. Aussitôt le bonhomme, presque agacé à la suite de ce refus inattendu, esquisse un sourire forcé et me dit que ce n'est pas du tout un problème et qu'entre ami l'argent ne compte absolument pas, puisqu'il me sera toutefois loisible de le payer plus tard. L'essentiel pour le moment, c'est de ne pas me frustrer de ce plaisir en m'achetant de ce tissu qui va bientôt être épuisé.
Après réflexion, et ne voulant plus prolonger davantage cette discussion stérile, je conclus en fin de compte à un compromis qu'il a trouvé pour lui fort avantageux je lui ai offert un chèque comportant la somme requise, à savoir cent dinars, qu'il a fait semblant de refuser d'ailleurs, mais que j'ai insisté de mon côté pour qu'il le prenne, en lui proposant toutefois une simple condition, c'est que, ne connaissant pas encore la valeur des fonds contenus dans mon compte, il serait bien aimable de ne présenter ce chèque que vers la fin du mois, c'est-à-dire exactement six jours plus tard, ce qu'il a consenti de bon cœur, me disant qu'il n'y avait aucun problème à cela et que tout irait comme je l'entendais.
Ainsi , après avoir pris mon paquet sous le bras. ,le cœur tranquille, je le quitte,
En retournant chez moi,j'ai eu le sentiment comme si quelque chose me taraudait l'esprit,un signe prémonitoire,telle une obsession de mauvais augure.
II
Cinq jours plus tard, je reçois la visite du marchand d'étoffes qui m'annonce, avec un air de profond abattement, que le chèque est retourné impayé. A cette nouvelle, je me suis mis aussitôt en courroux en lui déclarant en face qu'il a manqué à sa parole et que par son geste irresponsable, il a tout gâché. S'excusant avec humilité il m'affirme qu'il est entièrement innocent de tout ce qui s'est passé et que, ayant confié le chèque à l'employé de l'agence UBCI où il a son compte, en le priant toutefois de le conserver jusqu'à la date convenue, pour en effectuer le dépôt, il a commis inconsciemment une erreur fatale, puisque l'employé n'a fait que virer le chèque immédiatement sans prendre en considération les conseils de notre bonhomme, qui s'est montré, selon toute apparence, d'une extrême naïveté.
D'un autre côté, l'agence, nouvellement ouverte, ne s'empêche pas de grossir ses réserves le plus rapidement possible et un dinar de plus dans ses caisses serait à coup sûr une aubaine fort souhaitable.
Ainsi, après m'être séparé de ce pauvre type, je me suis mis à; réfléchir sur la situation dans laquelle il m'avait mis.
Dès le lendemain matin, je me rendis à l'agence, d'où j'ai retiré le chèque impayé que j'ai lacéré en présence de l'employé, après avoir immédiatement remboursé l'intégralité de la somme. J'ai effectué cette opération sans que l'employé n'ait fait le moindre mouvement pour me rappeler le paiement d'une amende. Après quoi, je dus quitter l'agence, le cœur soulagé, délivré que j'étais d'un fardeau qui m'avait affligé durant toute la nuit précédente.
C'est ainsi que, éprouvant un profond soulagement, je reprends le souffle, tellement j'étais accablé par cette triste affaire.
III
Au cours de l'année 85, enseignant à Maknassy et y résidant depuis quelques années, j'ai appris, dès mon retour dans cette ville, après avoir passé le week-end chez moi à Sfax, que la P. J de Sidi-Bouzid était à ma recherche. Comme j'entretiens des rapports amicaux avec le commissaire de M., j'ai pris aussitôt mes dispositions pour aller le voir. Il m'a fait connaître en effet que la P. J de Sidi-Bouzid était venue me chercher à propos d'une affaire de chèque sans provisions. Cette nouvelle a fini vraiment par m'étourdir, car je n'arrivais pas à comprendre d'où me venait donc une telle calamité.
Je ne croyais pas et je ne parvenais pas à croire qu'il y eût effectivement une affaire de chèque sur mon dos, d'autant plus que je pensais dans mon for intérieur que jamais je n'ai émis de chèque à qui que ce soit, et tous les chèques que j'ai délivrés ont été déjà honorés, sans le moindre problème. Alors d'où venait donc ce chèque fatal? Le commissaire m'a dit que je trouverais la réponse à la P. J de Sidi-Bouzid. Le lendemain matin, de bonne heure, au lieu de rejoindre mon poste comme à l'accoutumée, je m'y rendis sans tergiverser, pensant qu'il s'agissait vraisemblablement d'une erreur.
Là, après m'être installé sur une chaise, on m'a montré un simple document bancaire où il était indiqué que j'avais émis un chèque de cent dinars à un certain marchand d'étoffes résidant à Sfax et que ce chèque, toujours d'après les renseignements fournis, n'avait pas été réglé jusqu'à ce jour. A cette nouvelle ahurissante, je faillis perdre la maîtrise de moi même, j'ai affirmé en toute sincérité que ce chèque avait été réglé à la même banque aussitôt après avoir appris qu'il a été retourné impayé. On n'a pas voulu me croire, on voulait alors quelque chose de vraiment authentique, de tangible, quelque chose qui prouve effectivement que ce chèque avait été réglé au bénéficiaire, on voulait en un mot une attestation de paiement, et pour cela, on a bien voulu m'accorder un délai de deux jours.
Après avoir quitté le commissariat, accablé de tourment et le cœur déchiré, je dus prendre le chemin de Sfax et arrivé là, après un voyage très pénible, je me précipitais en direction de la boutique du marchand d'étoffes que je n'ai pas trouvé et que je n'ai pu rencontrer que le lendemain dans la matinée. Je lui racontai mon désarroi et le problème affligeant qu'il a provoqué par sa négligence. Nous avions conçu aussitôt les termes de l'attestation qu'il a signée à la mairie, tout en s'insurgeant contre le chef de l'agence UBCI, menaçant même de le poursuivre en justice et de retirer son compte et de l'annuler définitivement. L'après-midi même, je retourne à Sidi- Bouzid, je me rends au commissariat et là j'ai remis l'attestation qu'on a inséré aussitôt dans le dossier et tranquille, délivré de ce poids qui m'accablait, je retourne à Maknessy, après deux jours d'absence.
IV
Au début du mois de février 1987, j'ai reçu une convocation provenant du poste de police de mon quartier. J'avoue avoir été quelque peu inquiet au sujet de cette convocation imprévue, et voulant calmer mon angoisse, je n'ai pas manqué de m'y rendre le lendemain matin.
Le secrétaire, après une courte attente dans le hall, m'a reçu et tout en compulsant quelques documents, a entreprit de me poser des questions sur mon ancienne adresse à Maknassy. Je lui ai fait connaître que ma seule adresse à l'époque de mon séjour dans cette ville était le lycée et je n'en avais pas d'autre. Il m'a dit aussitôt si j'avais habité dans l'immeuble appartenant au ministère, je lui ai répondu qu'effectivement j'y avais habité durant l'année 85, mais ce n'était pas mon adresse officielle. Après un bref silence, il m'a alors appris qu'il y avait un mandat d'amener émanant du président du tribunal de 1ère instance de Béja pour avoir émis un chèque sans provisions. Je ne pus aussitôt réprimer un mouvement de colère, tellement j'étais comme abasourdi j'ai affirmé que je n'étais jamais à Béja, que je n'y connaissais personne et qu'il s'agissait probablement d'une erreur, puisque je suis convaincu de mon innocence, d'autant plus que je n'ai pas délivré de chèques depuis belle lurette, déclarant même n'en avoir jamais égaré.
Ainsi pour me faire croire que c'est la vérité et qu'il n'est qu'un exécutant, il m'a lu à haute voix le contenu du "mandat", disant que ce sont là des ordres qu'on né pouvait enfreindre et que dès à présent, je suis retenu pour être conduit au commissaire divisionnaire, chef de sécurité à Sfax, qui procédera à mon transfert à Béja.
Quel malheur, mon dieu, s'abat encore sur ma tête! En quelle situation affligeante me suis-je donc trouvé? Quelle calamité incompréhensible. Ne m'a-t-on pas déjà harcelé de convocations, il y a quelque temps, me disant être commerçant et que condamné pour hausse illicite par un tribunal de Tunis, je devais payer une amende, sans quoi on m'emprisonnerait. N'ai-je pas crié à l'erreur et à l'homonymie patronymique et que n'ayant jamais eu affaire de ce genre, affaire à laquelle j'étais tout à fait étranger, j'ai osé cependant récuser en bloc cette accusation, et de me rendre justice. Mais cette fois-ci, je dus me résigner à mon triste destin, l'affaire sérieuse, on n'y pouvait plus rien, il s'agit d'un ordre inviolable!
Après une longue attente, assis sur un banc, rongé d'inquiétude et pensant sans cesse à ma femme et à mes enfants, qui n'étaient pas au courant de ce qui m'étais arrivé, on m'embarqua enfin dans une petite voiture en compagnie d'un autre accusé qui paraissait être en conflit avec son père la voiture s'arrête devant le portail du commissariat central, et étant descendu, je pénètre, escorté, de deux agents, dans un vaste hall, bondé de vélos usés et enveloppés dans un linceul de poussière. J'ai demandé à être reçu par le commissaire, en vue de lui expliquer qu'il s'agit en toute évidence d'un malentendu et que le "mandat d'amener" pèche par trop d'ambiguïté. On m'a fait aussitôt monter là-haut où il y a le bureau du commissaire, pendant qu'on amène l'autre type dans une geôle pour y être enfermé. Arrivé près d'un banc, l'agent m'a prié de m'y asseoir et de l'y attendre, le temps de régler dans les bureaux voisins quelques problèmes d'ordre administratif.
Après une attente pénible et des va- et -vient interminables, j'ai été reçu par le commissaire, auquel j'ai entrepris de clarifier la situation, lui affirmant qu'il s'agit là évidemment d'une erreur que s'il le pouvait, il me ferait plaisir de se mettre en contact avec les services qui ont émis ce "mandat" pour avoir davantage de précisions.
Après une longue discussion, il s'est enfin rangé à mon opinion, me priant toutefois d'attendre dehors, le temps de s'enquérir sur cette affaire préoccupante. On m'a fait redescendre en bas, dans une vaste salle où les agents se réunissent pour se reposer et échanger quelques mots. Honteux de moi même et accablé d'ennui, je m'installe à une chaise. Sur ces entrefaites, entre un vieux bonhomme, vêtu d'un burnous élimé et extrêmement immonde, conduit par un jeune agent qui déclare à son chef qui me tenait compagnie l'avoir amené de Sfax pour être transféré ensuite à Nabeul. Ce vieux, à l'aspect hideux et sale, a failli me faire couler des larmes, tellement j'ai compati à ses malheurs. Son image, bien qu'elle soit fort pénible à supporter, est encore vivace dans mon esprit. Soudain le téléphone sonna et je crus entendre aussitôt la voix du commissaire qui ordonnait à l'agent de me faire remonter. Encore une fois, après avoir gravi les mêmes escaliers, je pénétre dans le bureau et après avoir salué le commissaire ainsi qu'une autre personne que je n'ai pas vue auparavant, je m'installe à la même place que tout à l'heure.
Le commissaire, après avoir consulté plus d'une fois le document fatal, m'a proposé deux solutions ou bien on se charge de mon transfert jusqu'à Béjà, ce qui leur permettra de répondre aux termes du "mandat", ou bien, en raison de ma position sociale et de ma bonne réputation, on est prêt à me remettre une convocation portant la date et l'heure auxquelles je devais me mettre en rapport avec le juge. Avec un profond soulagement et sans avoir manifesté la moindre réticence, j'ai opté pour la seconde solution, dussé-je y mettre tout mon salaire, pourvu que je ne sois pas astreint à répondre aux caprices d'un accompagnateur et que je sois libre, puisque je demeure convaincu qu'il ne s'agit que d'une erreur.
Après avoir eu ma convocation, je remercie avec ardeur le commissaire pour s'être montré très compréhensif et d'une amabilité extrême tout au long de ces pénibles démarches.
Il est bientôt midi, depuis huit heures du matin que je me morfonds, dévoré de chagrin et d'angoisse depuis huit heures que je me torture affreusement et que mon âme gémit en secret! Depuis huit heures que je me désole, déchiré, tiraillé par des attentes pénibles!
Sans plus tarder, je rentre à la maison, où j'ai trouvé ma femme.
dans une situation peu enviable, désespérée de ne m'avoir pas vu de toute la matinée, ce qui est contraire à mes habitudes, puisqu'en ce jour là je ne travaille que l'après midi. Je n'ai pas manqué de lui narrer le calvaire que j'avais vécu en cette triste matinée, depuis ma sortie de la maison jusqu'à mon retour. Douée d'une extrême sensibilité, elle n'a pu s'empêcher de me faire voir quelques larmes qui descendaient lentement le long de ses joues. je lui déclarai non sans une pointe d'ironie que ce n'était peut être que le début d'une aventure longue, difficile et pénible, à laquelle je devais désormais me préparer.
Mon voyage jusqu'à Tunis fut sans incident, bien qu'il ait été pénible et extrêmement fatigant. Le lendemain, à l'aube, après avoir passé la nuit dans une profonde agitation, j'ai pris non sans peine le bus jusqu'à Béja. Le parcours n'en fut pas moins épuisant et ennuyeux, mais j'y suis arrivé quand même à l'heure prévue.
C'est un jour pluvieux, et la terre est encore abondamment trempée par les pluies des jours précédents. La fange est partout, rendant la marche à pied presque impossible. Ainsi, prenant mon courage à deux mains, je parvins, après avoir gravi une montée difficile, à joindre le tribunal, grâce à des renseignements que m'ont prodigués quelques passants.
Là, on m'a orienté vers le bureau du greffier, après avoir évidemment exhibé la convocation que j'ai précieusement conservée dans mon portefeuille. Le secrétaire du greffier entreprend aussitôt de fouiller dans un tas de dossiers, puis passant à un gros calepin qu'il avait à sa portée, il s'est mis à en feuilleter nerveusement les pages et tout d'un coup, il tombe sur le N° de l'affaire tout en m'apprenant avec un calme imperturbable que j'ai été déjà condamné à 2 mois de prison en plus d'une amende s'élevant à cent dinars. J'ai été comme foudroyé tellement la nouvelle a fini par bouleverser complètement mon esprit, pourquoi cette condamnation? Qu'ai-je fait pour qu'on me déchire et qu'on me juge ainsi par contumace? Qu'ai-je fait pour qu'on porte atteinte à mon honneur et à ma dignité, qu'on m'assassine ainsi, alors je ne me rappelle jamais avoir commis le moindre forfait dans toute ma vie? Le secrétaire, calmement, ouvre de nouveau un dossier et me déclara fermement que c'était à cause d'un chèque de cent dinars que j'avais émis à un certain marchand d'étoffes et aussitôt pour corroborer ses dires il s'approche de moi pour me mettre sous les yeux un rapport rédigé au commissariat de Sidi-Bouzid et au bas duquel j'avais effectivement apposé ma propre signature.
ô horreur...! ô destin fatal! C'est enfin ce chèque qui me harcele toujours! Ce chèque dont je croyais m'être acquitté avec célérité! Ce chèque surgit encore de l'oubli pour m'affliger et me jeter dans la torture! Ce chèque que des circonstances incroyables m'ont conduit à délivrer avec une bonne foi indubitable! Quel malheur, ô mon Dieu! Voilà trois ans déjà passés et cette affaire n'est pas encore enterrée! Serait-il possible que pour une si petite affaire on fasse tout ce grabuge? Et ce chèque, n'est ce pas à une de mes connaissances que j'ai confié? Mais pourquoi donc me poursuivait-on, puisque j'ai réglé mon problème en temps opportun, conformément aux lois en vigueur à l'époque? Pourquoi m'a-t-on condamné du moment que j'en ai été déjà quitté depuis des années? La pénalité... La pénalité...! Mais quelle pénalité? Je n'ai jamais été mis en demeure de la payer. J'ai payé le chèque à l'agence et on ne m'a jamais invité à m'acquitter d'une telle pénalité; et même plus tard, je n'ai rien reçu de l'agence, rien qui puisse m'exhorter à payer la pénalité en question.
D'ailleurs qui a transmis cette affaire à Béja. Pourquoi à Béja et non pas à Sfax, comme cela aurait dû être. L'affaire a eu lieu à Sfax et c'est là qu'elle aurait dû être jugée. Pourquoi donc ces déplacements, ces fatigues, ces dépenses inutiles...? Pourquoi...? Pourquoi...?
Condamner à 2 mois plus une amende de cent dinars pour une affaire que je croyais avoir réglé depuis belle lurette: il y a vraiment de quoi mourir de désespoir!
J'ai failli perdre conscience. Mais l'honnête citoyen, celui qui aime le genre humain; qui abhorre le mal et s'afflige à la misère d'autrui; moi auquel on confie des générations à élever et qui peine sans répit pour ne pas faillir à sa noble mission, moi enfin qui exècre et réprouve l'injustice d'où qu'elle vienne; moi on m'inflige une condamnation pour rien! Quel malheur terrible! Quelle désolation!
VI
J'ai sollicité une audience au juge qui a rendu ce verdict fatal. Ma demande fut aussitôt satisfaite et après une longue attente devant son bureau, un planton m'y a introduit. Dès mon entrée, je me suis mis à expliquer mon cas et à lui rappeler les péripéties de l'affaire, mon bonhomme parut n'en avoir pas eu la moindre idée et il a demandé alors qu'on lui apporte le dossier, tout en me disant toutefois de faire acte d'opposition, puisque j'étais condamné par contumace, et qu'à la prochaine audience, j'aurais tout loisir de m'expliquer et de me disculper. Il m'a demandé alors de me retirer, en attendant qu'il consulte le dossier.
Quelques moments après, le secrétaire, qui avait apporté le dossier, est sorti du bureau du juge, en me disant que mon affaire sera jugée de nouveau à une date ultérieure et que je ne devais pas manquer de me présenter le jour de l'audience.
Deux semaines plus tard, j'étais déjà de retour dans la ville de Béja. J'ai franchi le même parcours que la première fois; j'ai subi les mêmes dépenses, les mêmes peines et vécu le même martyre. A la veille de mon départ pour la ville de Béja, je n'ai pas pu fermer l'œil durant toute la nuit, tellement j'ai été comme envahi par la crainte de ne pouvoir arriver à l'heure indiquée. C'est vers quatre heures du matin, pendant que tout dormait encore dans la ville de Tunis, que je suis arrivé à la station de louages, inaugurée tout récemment, mais par malheur, je n'y ai pas trouvé de voitures desservant la ligne de Béja; en revanche, j'en ai trouvé celles qui allaient jusqu'à Jendouba qui se trouve d'ailleurs sur le même parcours, mais dont le prix du voyage est plus cher. Après réflexion et comme je ne pouvais plus me rendre à la station où se trouve les louages de Béja, je dus me résigner à payer jusqu'à Jendouba.
Arrivé à 7 heures du matin à Béja, par un temps maussade, troublé par des tourbillons de poussière, je me réfugie dans un café presque encore désert. Là, assis à une table près de la fenêtre, je m'occupais à lire et à réfléchir sur mon sort, attendant patiemment l'heure de l'audience.
Ne pouvant plus rester dans cet état inactif, je me dirige vers le tribunal à l'intérieur duquel j'ai trouvé déjà un tas de monde. Pénétrant au bureau du secrétaire, je m'adresse à un employé, lui rappelant mon affaire. Fouillant parmi les dossiers entassés pêle-mêle sur son bureau, il en a retiré aussitôt celui relatif à mon problème,puis d'un geste,il me pria d'attendre dans la salle d'audience. En sortant du bureau, j'ai trouvé que le hall du tribunal, qui était tout à l'heure presque assiégé par des plaideurs de tout acabit ou même des curieux en mal d'informations judiciaires sensationnelles, a été complètement évacué et tout le monde dut présenter une convocation officielle pour y être reçu.
Me précipitant vers la salle, je m'y engouffre, mais trouvant par malchance que toutes les places ayant déjà été occupées, je me sens réduit à ce moment à me tenir debout, au milieu même du couloir, et ce n'est que plus tard que j'ai pu enfin avoir une place, après le départ d'un plaideur sorti à la barre. Je dus rester là pendant toute la matinée, regardant ce nombre effrayant d'inculpés, ce monde étrange, issu des couches sociales les plus déshéritées. Je contemple ce spectacle de gens hétéroclites; ce tas énorme de dossiers que l'on liquide en un tournemain; ce juge qui parle sans vouloir rien écouter: j'ai été pris comme par un vertige étrange, au point d'avoir failli perdre la conscience à force de voir les ravages de la vanité humaine.
Quelle justice, mon Dieu! Toutes ces affaires furent-elles donc jugées avec logique et sagesse? Pouvait-on juger de la sorte des affaires dont dépendent le sort et la dignité du citoyen? C'est comme çà que l'on rend justice dans notre pays? Quelle misère incroyable!
Ainsi pendant que je pensais aux malheurs de la race humaine, une voix m'appela et je dus aussitôt quitter ma place pour me dresser debout devant le juge et ses assesseurs. Sans plus attendre et après l'interrogatoire traditionnel, j'ai entrepris de me disculper, en disant que personne ne m'a invité à payer la pénalité en question et que toute cette affaire repose en effet sur un simple malentendu.
Brusquement, à peine étais-je au commencement de ma défense que le juge, un jeune coriace, impitoyable,dur et d'une vanité effroyable, leva la main en m'ordonnant de me taire. J'ai souri à cette injonction arbitraire, puisque j'étais en droit de me défendre jusqu'au bout pour prouver ma bonne foi, mais le juge, affichant un comportement bizarre et hostile, m'en a catégoriquement empêché.
Je dus toutefois me soumettre à cet ordre imprévu et me tenant coi durant la soi-disant délibération, je m'épuisais à anticiper sur le verdict que l'on mijote sous mes yeux dans un silence effroyable.
Enfin la sentence tombe: présentez vous au service anthropométrie; le verdict est reporté pour une audience ultérieure.
L'anthropométrie! Mais qu'est ce que c'est que l'anthropométrie? C'est de me faire prendre les empreintes digitales et de me laisser photographier de face et de profil comme un vulgaire criminel. Voilà ce que c'est! Et faire tout cela par ce temps lugubre où des bourrasques de sable vous accable et vous déchire l'âme! où se trouve donc ce service? Qui va m'y conduire, étranger que je suis dans cette ville? Je sors du tribunal, après avoir reçu un "bon" adressé tout spécialement à ce service qui aura pour tâche de transmettre une copie de mon "extrait judiciaire". Je traverse les rues en accélérant le pas de crainte d'y arriver en retard, puisqu'il va être bientôt de l'après-midi et le service ferme en effet à cette heure là. Malheur! En y arrivant, je l'ai effectivement trouvé fermé. J'étais obligé alors d'attendre jusqu'à trois heures du soir. Où vais-je aller par ce temps infernal? Je me décide enfin d'aller me balader, et, m'engageant dans une rue trop hantée par une population, une population dense, massive et de même conditions sociales, affrontant avec une indifférence inouïe les tourbillons de sable qui sévissent incessamment, je me suis rendu compte non sans surprise que c'était aujourd'hui un jour de marché hebdomadaire et ce qui m'a frappé le plus, c'est l'exiguïté des boutiques pourtant fort achalandées en ce jour.
C'est alors que, ne pouvant plus marcher, submergé de poussière et d'ennui, je pénétre dans un café, que j'ai trouvé bondé de jeunes gens jouant aux cartes et bavardant dans un bruit tonitruant. Je sortis en courant, décidé de rejoindre le service anthropométrie devant lequel j'étais condamné à attendre jusqu'à l'heure de reprise de travail.
L'employé de service, un homme très compréhensif et d'un comportement extrêmement poli, procéda à la prise de toutes les mesures, même ma tête n'en fut pas épargnée. Ainsi après cette séance pénible, je quittais ce bureau déjà équipé d'un arsenal d'appareils de toutes sortes et ce, après avoir obtenu un "récépissé" attestant que j'ai accompli ces formalités et que j'ai remis ensuite au greffier, je me dirigeais incontinent vers la station des louages et après m'être astreint à une attente longue et fort harassante, je pris le louage jusqu'à Tunis et de là je me rendus à Sfax où j'étais arrivé aux environs de minuit.
Dr Mohamed Sellam
Sellam0@hotmail.com