A LA POURSUITE D'UNE ILLUSION
J'ai trop insisté, j'ai trop sollicité la fin de mon calvaire, j'ai trop lutté pour ma mutation dans la ville de Sfax, c'est d'ailleurs mon droit que je revendique là, puisque j'ai déjà exercé ma mission en dehors de ma ville natale depuis plus de cinq ans, j'ai humblement supplié la direction régionale qui se fait la sourde oreille à mes objurgations, alléguant qu'une telle tâche n'est plus de son ressort et que tout ce qui relève du personnel enseignant dépend désormais du ministère et qu'il m'appartient alors d'aller exposer mes doléances à Tunis.
Il faut que je m'embarque, c'est ma destinée, il faut que j'aille voir le directeur de l'enseignement supérieur en personne, car c'est lui seul qui soit en mesure de trouver une solution à mon affaire.
Je me rends illico à la station des louages et là par bonheur, je trouve une voiture en partance pour Tunis. Je m'y engouffre sans rien dire, puisque le chauffeur, aguerri par son instinct, comprend aisément que ma destination est Tunis.
Le chemin est long, difficile même à parcourir, tant par son étroitesse que par les excavations qui se perpétuent. Tous les voyageurs se réfugient dans un silence impénétrable. Ils commencent cependant à se livrer au sommeil, ballottés par des secousses inattendues, lorsque le chauffeur, un jeune de Tataouine, nous adjure de parler, de dire quelque chose à son adresse au moins pour qu'il se tienne toujours en état d'éveil, car il commence lui aussi à s'assoupir.
Et moi, n'ayant rien trouvé de mieux à faire, je me lance dans une harangue, j'exprime mon opinion sur la vie politique, sociale, économique tout le monde écoute en silence. Je parle de la morale dans notre société, des mœurs, de la pudeur qui n'a plus court dans notre monde, je parle de tout, lorsqu'un des voyageurs, assis juste derrière moi, invoque le double assassinat qui a eu lieu au tribunal de Tunis et pour couronner ses propos élogieux à l'égard du meurtrier, il déclare qu'il n'aura pas plus d'un an de prison, ce que j'ai refusé de croire, étant donné que le crime a été commis, d'abord dans un lieu public, considéré par tous comme sacré, ensuite en présence des juges et d'un large auditoire, ce qui aurait produit une catastrophe, si le criminel avait été dans un état de troubles psychiques. D'autre part le crime fut commis avec préméditation et la loi ne transige pas des cas de ce genre, même s'il s'agit d'un drame passionnel.
Le bonhomme, qui parait d'une piété outrancière, persiste à affirmer ce qu'il a déclaré au préalable au sujet du jugement de ce mari trompé.
Tunis n'est plus loin, Tunis est en vue, Tunis approche pendant que la nuit commence à nous envelopper dans son voile sombre. Le chauffeur ralentit et s'engage dans une large artère située du côté de la gare et là les voyageurs commencent à mettre pied à terre et à s'évanouir dans l'ombre des rues, où les gens, devenus rares à une heure pareille, s'empressent de regagner leur gîte.
A un tournant d'une rue obscure, je descends et m'élance à pas précipités sous les cyprès. Au coin d'une autre rue, je me heurte à un peloton de limiers aux aguets et prenant mon courage à deux mains je disparais dans les ténèbres, percées à peine par les lueurs des lampions publics.
Le lendemain, de bonne heure, je suis au ministère. Je pénètre dans le hall des plantons,qui, réunis autour d'une table et conversant d'une voix basse, me déclarent d'un air indifférent que c'était encore trop tôt et que les services ne démarreraient qu'à 8h 30.
Je quitte le hall, honteux d'être obligé d'attendre encore plus d'une heure et demie. J'emprunte alors le grand boulevard, qui est en face de l'édifice ministériel, que je me mets à dévaler sans penser à rien, si ce n'est à ce problème qui me tourmente; et pour tromper mon attente, je m'amuse - non sans quelque effort- à regarder les passants et ce défilé de voitures interminable.
Las et morfondu, je me dirige à nouveau en direction du ministère. Je m'y engage sans crier gare, déterminé à avoir une entrevue avec le responsable quoi qu'il arrive.
Triste et fatigué, je grimpe les escaliers dont la montée, difficile et pénible, a achevé de m'abattre.
Arrivé enfin à l'étage qu'on m'a désigné, je me précipite vers le bureau du responsable et là on m'avise à mon grand regret qu'il n'est pas encore venu. Obligé de l'attendre, je m'engage dans le couloir où je me mets à faire le va-et-vient, espérant apaiser mon inquiétude et tromper mon impatience.
Plus tard, après m'être épuisé à l'extrême, le responsable, un homme d'une taille moyenne, mais un peu gros et vêtu d'un vêtement bleu marine léger, fait son apparition, mais ce n'est que pour se réfugier dans son vaste bureau sans daigner me recevoir. Sur ces entrefaites, un type fait irruption dans le bureau du secrétaire et sans dire un mot, pénètre dans le bureau du responsable. Je n'ose pas réagir, à cette inconvenance, disant en moi même que c'est peut être un haut fonctionnaire au ministère, ayant des prérogatives pour entrer dans n'importe quel bureau sans être obligé de s'annoncer.
Après une longue attente, torturé d'être toujours à la même place,sans oser dire un seul mot de protestation,j'essaie de me distraire en parcourant d'un air stupide les affiches.Soudain, notre bonhomme apparaît enfin sur le seuil de son bureau, un document volumineux à la main, le voyant ainsi debout et discutant avec le secrétaire, je me précipite vers lui, croyant que c'est l'occasion propice pour m'épancher dans son sein. Mais sans daigner rien entendre et sans même vouloir connaître le fond du sujet qui m'amène, il se met à grogner en disant qu'il n'a pas le temps pour me recevoir et qu'il y a un expert américain qui l'attend depuis quatre jours, il dit tout cela tout en feuilletant nerveusement le document qu'il tient dans ses mains et sans me laisser le temps de lui dire un seul mot, il s'élance au dehors, me plantant là où je suis, en me conseillant toutefois pour me réconforter peut être d'attendre son retour.
Je cours néanmoins après lui, mais il s'évanouit dans les dédales du ministère.
Exténué d'avoir marché à pied toute la matinée en montant les rues de Tunis, et inquiet d'ailleurs au sujet d'une affaire dont l'issue est problématique, je m'efforce cependant de me distraire en pensant que peut être la chance me sourira et que j'aurai enfin ce que j'ai toujours souhaité.
Pendant que je rumine ainsi des vœux qui ne seront pourtant jamais exaucés, je m'avance péniblement en direction d'une salle vide et je m'y installe avec soulagement.
Mon attente s'éternise dans le temps, et rien de nouveau cependant ne se produit. Ne possédant pas de journal pour atténuer mon angoisse et oublier un peu le désespoir qui commence d'ailleurs à s'installer en moi, je me tiens assis sur une chaise, regardant autour de moi, mais ne voyant rien, tellement je me sens fourbu et harassé par une attente aussi longue, ne sachant pas si le responsable qui m'a promis d'ailleurs de revenir reviendra effectivement.
A ce moment et pendant que je pense, plongé dans une inquiétude extrême, notre responsable passe devant la salle où j'ai pris place. Vite en un tournemain, j'étais dans le bureau du secrétaire qui m'a recommandé d'attendre, car il venait tout juste d'accorder un entretien à un de ses chefs de services.
C'est depuis le matin que je me morfonds dans les couloirs du ministère, et c'est bientôt midi, comment ne pourrais je pas attendre encore une minute de plus, puisqu'il y a évidemment espoir d'être honoré par une entrevue.
Cependant à mesure que le temps passe, mon inquiétude ne fait que s'accroître, mon trouble s'accentue davantage et je faillis perdre la maîtrise de mes nerfs, que l'on venait de mettre à rude épreuve, meurtris à outrance par une indifférence inadmissible, une attitude irresponsable et inhumaine.
Et pourtant je me tais, je garde le silence, je me patiente, disant en moi même pour me rasséréner que rien n'arrive sans peine et que mon martyre prendra fin dans quelques instants.
Soudain la porte du bureau s'ouvre et notre homme apparaît, suivi d'un secrétaire chargé d'un lot de documents. Je m'avance pour lui parler, il proteste, ne voulant rien entendre, disant que Mr le ministre l'attendait et qu'il n'a pas une minute pour m'écouter. Je l'implore pourtant de m'écouter pendant une seule minute, pas plus. Finalement il se range à mes supplications et me tend inconsciemment les oreilles, à peine commencé-je à débiter mes doléances, lui affirmant que, venant de Sfax pour solliciter ma mutation, pour des raisons impérieuses, qu'il m'arrête d'un geste, me disant qu'il n'est pas disposé à en connaître davantage, car il ne pouvait rien faire pour moi.
Il s'éloigne en se précipitant dans le couloir, suivi mais en vain d'autres personnes voulant lui exposer leur problème.
Blasé et désespéré jusqu'au fond de l'âme, je m'éloigne à mon tour, le laissant avec cette foule de pauvres plaignants qui sont venus réclamer leur droit dans l'indifférence la plus totale.
Je descends les marches de l'escalier et après avoir traversé le hall, je m'enfonce dans les rues bruyantes de la capitale, décidé de prendre dare-dare le chemin du retour, le cœur déchiré de désespoir et l'âme meurtrie.
M.Mohamed Sellam